Il ne faut surtout pas confondre -Hésykhios le Sinaïte,
ou Hésychios de Batos, avec Hésykhios de Jérusalem, exégète
et historien de la première moitié du Vème siècle, ni, sans doute,
avec l'Hésykhios qui fut prêtre à Jérusalem au début du
IVème siècle. Celui qui écrivit les deux cent trois versets sur "la
vigilance et la vertu" recueillis par la Philocalie fut, semble-t-il, un
moine - et peut-être un higoumène - du monastère du Buisson Ardent
au Sinaï, qui mourut vers 333. Et c'est pourquoi il est parfois appelé
Hésykhios de Batos (10).
Le nôtre était donc un moine qui écrivit un discours sur l'ascèse,
dédié à un certain Théodule. Il distingue trois rameaux qui se
conjuguent et s'entremêlent pour conduire au faîte de la contemplation
: la nepsis (11), par laquelle l'intelligence se retourne sur elle-même pour ne plus
admettre aucune pensée étrangère à la pureté du coeur, l'hésykhia (12),
où le coeur apaisé ne contient plus que la paix de Dieu, la "prière
de Jésus", le Kyrie éleison, "Seigneur Jésus,
Fils de Dieu, aie pitié de moi, pêcheur !", par lequel tout s'embrase,
l'intelligence vide des pensées adventices, le coeur seule-ment rempli par l'agapè,
le monde lui-même, comme dissous dans la présence divine.
Certains mots reviennent souvent, qui doivent être compris selon un sens particulier
:
Éros traduit le grec e[roõ - éros - pour désigner
l'amour absolu que se portent les Hypostases divines mais aussi la tension d'amour
portant Dieu vers l'homme et l'homme vers Dieu. Nous lui préférons agapè...
Hésykhia transcrit le grec ejsucia, qui possède les différents
sens de tranquillité, calme, repos, de paix, de loisir, de placidité, lenteur,
douceur, de silence et de solitude. Ce peut être aussi l'action de faire cesser.
Ici, elle désigne le retrait du créé, c'est un état particulier
auquel l'on parvient par le silence, le vide dans l'esprit, l'immobilité du
coeur et l'éradication des passions, mais aussi par un effort constant vers
le Christ.
Intelligence traduit le grec novoõ, qui est la faculté de penser
et donc l'intelligence, l'esprit, la pensée mais aussi la sagacité, la
sagesse, le projet, l'intention. Pour Anagaxore, c'est l'être intelligent qui
fut le "premier moteur". Mais novoõ est aussi l'âme, le
coeur, et, donc le sentiment, la manière de penser, la volonté ou le désir.
Selon Clément, chez les Pères, novoõ désigne la double faculté
qu'a la personne de penser le monde ou de contempler Dieu.
Kénose transcrit le grec kenovõ - kenos - et exprime la vacuité,
le dépouillement de soi.
Sobriété traduit le grec nh'yiõ - nepsis -, dont le
sens initial est sobriété ou encore tempérance. Pour les Pères,
il indique la sobriété et la vigilance.
Citations des deux cent trois chapitres.-
5. L'attention est une incessante hésykhia du coeur, hors
de toute pensée. Sans s'épuiser ni s'interrompre, l'âme respire et
invoque toujours le Christ Jésus, le Fils de Dieu et Dieu, lui seul. Elle se
range avec lui pour combattre vaillamment les ennemis. Elle Lui confesse ses péchés,
à lui qui seul a le pouvoir de les remettre. Elle embrasse continuellement de
son invocation le Christ qui seul connaît le secret des coeurs. Et elle s'efforce
de cacher totalement aux hommes la douceur qu'elle éprouve et le combat intérieur,
de peur que le malin ne fasse entrer en elle à son insu la malice et ne détruise
une oeuvre si belle.
97. Le souvenir et l'invocation continuels de notre Seigneur Jésus Christ suscitent
en notre intelligence un certain état divin, si nous ne négligeons ni cette
prière constante que nous portons au Seigneur dans notre intelligence, ni la
stricte sobriété unie à la vigilance, ni l'oeuvre de surveillance.
Mais attachons-nous réellement à l'oeuvre de l'invocation de Jésus
Christ notre Seigneur, cette oeuvre toujours recommencée, en appelant avec un
coeur de feu, afin de communier au saint nom de Jésus. Car, pour la vertu comme
pour le vice, la répétition est mère de l'habitude, et celle-ci, comme
une seconde nature, dirige le reste. Parvenue à un tel état, l'intelligence
cherche les adversaires, comme un chien de chasse cherche le lièvre dans les
fourrés. Mais le chien cherche pour manger; et l'intelligence pour détruire.
98. Aussi souvent qu'il arrive aux mauvaises pensées de se multiplier en nous,
jetons au milieu d'elles l'invocation de notre Seigneur Jésus Christ. Nous les
verrons alors s'évanouir aussitôt comme fumée dans l'air, ainsi que
nous l'a enseigné l'expérience. Et l'intelligence enfin seule, reprenons
l'attention continuelle et l'invocation. Aussi souvent que la tentation nous donne
de souffrir cela, agissons ainsi.
120. Nous emplissons d'amertume le coeur, sous le venin et la malice des pensées
lorsque, dans la négligence où nous porte l'oubli, nous nous détournons
longtemps de l'attention et de la prière de Jésus. Mais nous sommes comblés
de la douceur de sentir et d'éprouver comme un charme une exultation bienheureuse,
lorsque, dans le lieu où travaille la réflexion, par l'éros divin
nous menons à bien harmonieusement l'attention et la prière, avec force
et ferveur. Car alors nous nous empressons de marcher dans l'hésykhia du coeur,
pour rien d'autre que le doux plaisir et les délices dont elle comble l'âme.
122. De même que la neige n'enfantera jamais la flamme, ou que l'eau n'engendrera
jamais le feu, ou que la ronce ne portera jamais de figues, de même le coeur
de tout homme ne sera pas libéré des pensées, des paroles et des oeuvres
démoniaques s'il ne s'est pas purifié au-dedans de lui, s'il n'a pas uni
la sobriété et la vigilance à la prière de Jésus, s'il n'a
pas mené à bien l'humilité et l'hésykhia de l'âme, s'il
n'a pas recherché et cheminé avec beaucoup de ferveur. Mais il est inévitable
que l'âme inattentive soit privée de toute pensée bonne et parfaite,
comme un mulet stérile qui n'a pas le sens de la prudence spirituelle. La vraie
paix de l'âme, c'est l'oeuvre douce, le nom de Jésus et la kénose
des pensées passionnées.
135. Si nous sommes tombés dans les afflictions, dans le découragement
et le désespoir, il faut faire en nous-mêmes ce que fit David : répandre
notre coeur devant Dieu, redire au Seigneur, tels qu'ils sont, notre besoin et notre
affliction 1. Car nous confessons à Dieu comme à Celui qui peut sagement
diriger les choses de notre vie, soulager notre affliction si cela nous est utile,
et nous libérer de la tristesse mortelle et corruptrice.
137. La prière de Jésus jointe à la sobriété et à la
vigilance efface naturellement des profondeurs de la réflexion du coeur les
pensées qui, quand bien même nous ne le voulons pas, y sont plantées
et v demeurent.
142. De même qu'il n'est pas possible de traverser l'immensité de la mer
sans un grand navire, de même il est impossible de chasser la suggestion de
la pensée mauvaise sans l'invocation de Jésus Christ.
170. Ce que nous savons, nous l'écrivons. Et ce que nous avons vu en chemin,
nous en témoignons, si toutefois vous voulez bien recevoir ce que nous disons.
Car lui-même a dit: "Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il sera jeté
dehors comme le sarment qu'on ramasse, qu'on jette au feu et qui bru"le. Mais
celui qui demeure en moi, je suis en lui." Comme il n'est pas possible en
effet que le soleil brille sans répandre sa lumière, ainsi le coeur ne
saurait être purifié de la souillure des pensées de perdition sans
la prière du nom de Jésus. Si cela est vrai - et c'est ce que je vois -
confions-nous au nom comme à notre propre souffle. Car le nom est lumière.
Mais les pensées sont ténèbres. Le nom est Dieu et Maître. Mais
les pensées sont esclaves des démons.
182. Si donc tu veux vraiment couvrir de honte les pensées, vivre dans l'hésykhia
bienheureuse et connaître aisément la sobriété et la vigilance
du coeur, que la prière de Jésus colle à ton souffle, et en peu de
jours tu verras venir ce que tu cherches.
183. De même qu'il est impossible d'écrire des lettres dans l'air (car
il faut qu'elles soient tracées sur quelque corps pour se conserver durablement),
de même collons à notre sobriété et notre vigilance laborieuses
la prière de Jésus Christ, afin que la vertu toute belle de la sobriété
ne cesse de demeurer avec lui et nous soit pour toujours gardée par lui sans
qu'on puisse nous l'enlever.
196. Bienheureux vraiment celui qui de toute la réflexion de son intelligence
est collé à la prière de Jésus et appelle celui-ci continuellement
dans son coeur comme l'air s'unit à nos corps et la flamme aux cierges. Lorsqu'il
passe au-dessus de la terre, le soleil fait être le jour. De même, lorsque
le saint nom vénérable du Seigneur Jésus, ne cesse de briller dans
la réflexion de l'intelligence, il engendre d'innombrables pensées lumineuses
comme le soleil.