BRÈVE MÉTHODE D'ORAISON
Par
Bernard Forthomme, ofm


Avertissement : une méthode d'oraison est un chemin tracé avec la plus grande netteté possible dans ce genre d'initiation à l'expérience orationnelle. Néanmoins, sa pratique effective implique un risque majeur d'errance ou de stérilité lorsqu'elle n'est pas accompagnée de vive voix et inscrite dans un contexte favorable. En outre, aucune méthode n'est en mesure de prétendre offrir sérieusement une expérience de l'autre comme résultat d'un processus. Ce serait se faire illusion. Enfin, il est clair que l'expérience sauvage garde sa légitimité pour certains, mais cela reste à discerner. Il est vrai que l'expérience ne dépend pas comme telle d'une méthode, cependant une configuration méthodique de la prière peut vraiment contribuer à faire émerger un champ favorable, à juguler judicieusement les distractions, à faire servir les divertissements à la concentration ou à l'épreuve même de l'abandon, tout comme à mobiliser les forces, à restaurer l'attention, à stimuler l'élaboration d'une véritable architecture intérieure, comme à tapisser l'âme de rythmes qui disposent à la belle clarté de l'être et à sa provocation efficiente.


I. FEU


Cherche en toi un feu qui te prévienne, oui, cherche un point fascinant de lumière dans la noirceur, car nous partons tous du grand nocturne et de ce qui le déchire, de l'émergence du monde, d'un rayonnement cosmique prévenant la luminosité des astres, ou d'un malaise initial, des élancements de notre mal de tête, de notre viscéral écœurement, voire déjà de la nuit pascale - saut orgiaque de la servitude à l'élargissement.

Au commencement de l'oraison, ce quelque chose de lumineux perdu dans la nuit, je ne puis encore dire ce qu'il en est, si c'est au juste de l'énergie neutre, l'être créé ou la vie divine, bien que cette nuée ne m'induise pas intimement en inquiétude. Au contraire, je cherche ce signe lumineux, comme un foyer, un lieu fervent où je puisse me repérer et venir m'éclairer, m'attiser.

Il m'apparaît de loin comme un buisson ardent : je sais que cela illumine et que cela élance, flammèche en moi, mais je ne sais pas la nature exacte de cette lumière qui flamboie d'une étrange façon, attire mon attention par sa manière singulière de s'enflammer essentiellement. Parfois comme le premier feu du monde ou comme le dernier, parfois à la manière d'une lumière infinie, source de ce monde et de sa fin, sinon outrepassant toute origine. Je me rapproche de l'être fervent qui m'intrigue comme un ventre de femme, de l'être buissonnant, sans morsure ni cendres, cet être reconduit à l'essentiel, à la forme fougueuse d'une flamme.

Mais j'éprouve aussi ce feu en moi et pas seulement au loin. Brasier intérieur tel un cœur brûlant dont j'ignore encore l'intime présence, tellement il m'est proche ou familier. C'est seulement après-coup, d'une manière semblable à celle des compagnons d'Emmaüs, que je suis fait proche de ce quelqu'un que je ne reconnais pas aussitôt et qui m'interprète les événements amers à la lumière de la Parole reçue, vérifiée au long des âges par une communauté constituée grâce à la préférence dont elle est le sujet. Alors j'écoute attentivement cette voix reconnue qui s'élève du milieu de l'être sec, mais fervent et doué d'une puissance, d'une virtualité susceptible de signes sensibles et viscéraux.

Si l'on éprouve une difficulté à repérer cette lumière, ce feu à l'orée de la prière, il faut chercher à se recueillir grâce au souvenir d'une ferveur de naguère ou plus ancienne, même profane, celle d'un nom chéri, d'une situation émouvante, voire d'un simple verset des psaumes ou des Écritures, sinon grâce au regard orienté par une icône, fasciné par la flamme brûlante d'un cierge posé sur l'autel ou près de la réserve eucharistique, voire par une simple sensation de chaleur corporelle ou viscérale. Un élancement au côté, une amertume ineffable, l'éclair d'un mal de tête ou le front brûlant de fièvre, une indifférence de bois sec, non de glace, peuvent m'être encore un foyer suffisant pour inaugurer une oraison, car la souffrance introduit une distance entre moi et moi-même. Déhiscence pertinente pour inscrire dans le lieu ainsi ménagé, un espace désertique de recueillement ou de visitation par l'autre au sein de moi-même, en évitant le risque morbide ou pathétique, de vivre avec son cœur déporté de soi ou de prétendre exister seul souverain de ce cœur, adéquat à soi-même - autre illusion qui entrave le déploiement de l'oraison.

Certes, le temps de l'oraison n'est pas une croissance linéaire allant d'un feu originaire à un déferlement de splendeur finale. Non, dès le début, se joue la louange ou l'hymne à la joie, même si je n'éprouve pas de bonheur sensible. Dès l'aube, je suis déjà dans la joie de la fin, dans la réjouissance de l'union infinie, mais ce n'est pas sur cette ivresse divine qu'il me faut insister le plus au commencement - d'ailleurs toujours précédé lui-même par une prière sauvage ou des procédures orantes plus ou moins rigoureuses. En réalité, la jubilation de l'oraison pure s'éprouve à des degrés divers suivant la croissance, les phases de la prière, comme foyer d'impulsion nécessaire pour relancer l'enlèvement et le dérapage, le décapement de tout, l'abnégation qu'elle provoque de par la joie même de son excès à ne prendre sa réjouissance exclusive qu'en la vie divine, au-delà même de ses dons - si je parviens à les différencier.

Une telle manifestation qui se nomme du sein de l'être épuré, efficace au point de briser la fascination fébrile et frustrante, paralysante pour une finalité, une prétention illusoire ou hétérogène à quitter ce qui serait vague, confus, voilà qui se présente, me séduit, m'attire, m'allie enfin lorsque je fais mienne cette présentation, m'interpelle avant tout comme si j'étais l'image unique, la ressemblance exclusive, seul sur la terre et dans les cieux, éternel depuis toute éternité. C'est une pareille vie qui me réclame sans partage, en un mot jalousement. Au sein de la nuit du commencement de l'oraison, l'interpellation provoque l'expérience d'un domaine imprenable, la reconduction de tout l'être à l'accomplissement qui se manifeste en lui, et le bouleversement de l'esprit d'appropriation.

Le nom fulgure comme la foudre au sein des nuages du passé, de nos souvenirs obscurs, de nos désirs énigmatiques, de nos images éphémères, de nos pressentiments et autres douleurs, aussi bien que de l'accumulation oppressante des savoirs et des ignorances, des noms anciens, des autorités, du poids des récits, de l'histoire et des origines. L'éclair du Nom, de la provocation, voilà qui lacère soudain la ténèbre ! Illumination qui tout pénètre lorsqu'elle est manifestée par l'écoute, la mise en œuvre de ce qu'elle exige, comme par l'attachement intime. Nom qui s'attache à nous par la génération d'un feu au sein de l'être pur, et par la libre efficience de la manifestation.


II. SENTEUR


Celui qui m'illumine ainsi par la nomination, me provoque simultanément à manifester plus encore et à aimer son nom lumineux en percevant sa vibration intime, sa musicalité secrète, cette fugue d'après laquelle j'entends tout ordonner, en remarquant son parfum dont je désire tout marquer. L'oraison, comme un arôme puissant, envahit la nuit d'alentour, tout en demeurant invisible et silencieuse, en même temps qu'elle imprègne en profondeur celui qui en est touché et ceux qui s'en approchent. C'est alors que le point de lumière, lui qui brille dans le nocturne, s'intériorise et devient profondément mien.

Imprégnation qui donne souplesse aux membres contractés et aux âmes raides, force aux corps et aux esprits faibles, joie vigoureuse au languissant et une forme d'éclat au terne, un trait de splendeur. L'oraison est une onction qui trahit la fête, et son absence un deuil. L'oraison, c'est d'abord notre réjouissance, même lorsque nous jeûnons et vivons le temps ordinaire, car la fête manifeste doit garder secrète notre tension ascétique, notre combat spirituel. C'est seulement lorsque le corps est oint qu'il se sent prêt à la lutte dans l'amphithéâtre du monde. Si je prie, ce n'est simplement ni pour moi ni pour quelqu'un : je consacre un corps, une maison, une terre, un pays, un peuple, comme lieu de résidence de Dieu, lui qui n'a point de demeure. Si je prie, c'est pour que la souveraineté de celui qui nous appelle s'exerce sur toute la terre à l'image du ciel. Je dois appeler de toutes mes forces cette gouvernance qui tarde trop !

Grâce à l'oraison nous sommes rejoints par la présence d'une puissance libératrice, par la force d'initiation votive de la terre à ce qui la dépasse et à l'ardeur d'inspiration, d'une poésie supérieure. Par l'oraison, je suis un avec l'esprit de Dieu, j'unis en moi la terre et le ciel et ce qui l'excède, et je me rappelle sans cesse la parole de vie ; j'éprouve la dignité filiale qui met fin à l'esclavage, la liberté d'initiative qui relève les paralysés par la terreur de la mort qui rend esclave et provoque des actes de servitude, des manipulations de la vie. Je jette alors un manteau de réjouissance sur toute la création.

J'annonce à la corruption délétère de l'être - envenimé par la haine excédant la contingence - que l'efficace de l'être épuré et que l'efficience de la vie divine l'habitent et commencent sans retenue à la surmonter intégralement. La parole de vie exposée au silence de la mort, au deuil de la vie de chair et de sang, autant que du vouloir humain, pénètre en moi comme l'huile parfumée, pour m'y faire découvrir intimement le secret de l'humilité de l'être, celui de la fragilité de la liberté d'assentiment et de choix, de la décision et de l'action. Sa fermeté s'appuie d'abord sur la pauvreté, cette rectitude d'une détermination à tout reconduire vers sa source au-delà même du point d'origine.

Tout commence donc par une illumination et une union initiales, et non par un dépouillement isolé, un exercice de purification. Laisse-toi gagner par cette clarté parfumée ! Le parfum de l'esprit m'éclaire et me singularise en profondeur comme en surface, à fleur de peau. Il se répand rapidement autant qu'il marque la vie et sa durée corporelle. Il se propage lorsque le cœur se brise face à la miséricorde dont on éprouve la douleur de n'être pas plus proche et face au tourment qu'on lui inflige, au désastre qui l'oblige à un surcroît de rayonnement, au point de s'exposer à la haine impitoyable et à la mort, pour endiguer de l'intérieur les forces de mort, la puanteur de la corruption et de la mort généralisée.

C'est l'expérience de l'amour lumineux dans les replis de la noirceur, d'un ancrage de ferveur prenant, qui nous attache à lui au point de briser le vase de notre Moi central, sans nous épargner la souffrance d'une pareille brisure, et de répandre alors un parfum de grand prix, un nard spirituel qui annonce le désir échevelé, la mort amoureuse et déjà son dépassement intrépide. Ainsi le nom pénétrant de celui qui m'appelle, provoque en moi un désir de pénétrer jusque dans son intimité la plus profonde. C'est le vase brisé du moi, le cœur broyé duquel émane alors une senteur destinée à m'initier au secret, à me transporter au sein même de la vie en vérité, à me réduire à cette essence.


III. ENLÈVEMENT


L'oraison pénètre alors dans une phase de purification et d'aspiration simultanées. Il s'agit pour moi d'une purification induite immédiatement par la véhémence du l'extase et non comme la conséquence d'une volontarisme vertueux. Elle ne jaillit pas d'une volonté d'abnégation qui serait la vacuité nécessaire en vue d'une visitation par la présence absolue. Il ne s'agit pas d'un détachement universel de type platonicien ou ascétique, ni d'une indifférence emphatique, mais d'un abandon grâce auquel un attachement intensifié se passe. C'est une purification de mes tendances malignes ou de nos divertissements, ce qui nous recentre aussitôt sur l'absence de centre et de marginalité qu'est le flux unique de la vie. Donne prise à cette ligature radicale qui nous enlace à l'irrésistible efficace de la vie irrévocable !

C'est quand on a découvert le processus de pauvreté, que l'on a abandonné l'extériorité comme l'intériorité, lorsque je risque ainsi de me retrouver enfermé dans le cénacle et dans l'angoisse, abandonné de tout et de tous, de soi, d'autrui, de la famille, de la société, du monde et même de Dieu ou de la déité, c'est lorsque l'on ne sait plus qui craindre, tellement tout paraît menaçant, inquiétant, c'est alors que le dépassement de la paralysie s'opère subitement.

Je suis enfermé, coupé du monde et des autres, des affects élémentaires, des sentiments, de mes propres souffrances, de la mémoire, des images, des concepts de l'entendement, de la lumière intellectuelle, incapable de communiquer, sourd, aveugle, insensible et immobile, et voici que soudainement un je ne sais quoi se présente à moi au sein de mon isolement . Et cet un dit c'est Moi, rien à craindre ! C'est alors que je découvre un Moi que j'avais perdu et qui est retrouvé par cette apparition soudaine du c'est-Moi, lui qui traverse les murs les plus épais de l'indifférence et de l'isolement. Cela dont rien d'extérieur ni d'intérieur ou de psychologique, ne peut plus me divertir. Qui est là nous demande l'angoissé ou l'ami qui s'inquiète de nos pas étranges, de nos signes ambigus ? Je dois dire et suis en mesure alors de répondre : c'est moi ! Laisse résonner en toi cette présentation qui brise les cénacles suffoquants et les terreurs paralysantes.

Nous sommes là dépouillés de tout et, surtout, nous avons la sortie pure de l'enfermement qui nous permet de rester nus, délivrés du monde et de l'intériorité. C'est l'élan même, l'aspiration, l'enlèvement qui nous déprend jusqu'au bout de nos propriétés et de l'amour-propre, de tout amour propriétaire. Par l'enlèvement, la volonté radicale ne désire plus que ce que désire l'Autre, et son désir n'est pourtant pas contraint, sujet de violence hétérogène.

C'est une spontanéité rompant avec les mirages de l'immédiateté capricieuse et captieuse. C'est non seulement la spontanéité de l'être essentiel, mais celui de sa provocation. Outre la volonté de la volonté, s'exprime le désir d'épouser le dynamisme d'une génération et l'onde puissante de la vibration du Nom qui nous provoque et que nous aimons invoquer.

Mais de cette manière, si la volonté propre s'efface, et si ne demeure qu'une forme d'anéantissement de soi pour y faire sourdre le flux de la vie sans entrave ni limitations d'aucunes sortes, s'affirme néanmoins une activité d'annihilation de l'amour-propre, une activité singulière qui, elle-même, n'a de cesse d'être outrepassée dans l'évidement que le Nom très cher provoque comme un non à tout. Malgré tout il s'agit bien d'un renoncement cachant un Oui par-dessus tout : ce qui n'est que Oui. Le thème avancé de la fugue est une forme de leurre qui cache un motif plus essentiel. Affirmation faisant s'évanouir le gouffre entre le ciel et la terre, entre le divin et l'humain, entre l'autre et le même, le passé et le futur, car la terre se conforme alors au ciel, se manifeste comme l'icône de l'altérité, l'apparition durable du Bien-aimé.

C'est donc une erreur de percevoir l'extase comme simple rupture avec la réalité, insensibilisation du corps ou sursensibilité à la voix, au visual (à différencier du simple visible) comme à la motion hétérogène. L'extase non seulement rejoint la réalité, mais son intensité la plus vive, au point de mettre en relief la contingence radicale du sensible, la caducité d'une certaine analogie, voire l'irréalité rampante d'un certain monde et d'une certaine corporéité, comme d'un moi central arrogant : soit qu'il se prétende adéquat à tout en lui-même, prétende tout coloniser de ses automatismes, soit qu'il laisse inhabité ce qui l'excède, la spontanéité même de l'être.

L'extase tout autant fugitive qu'intérieure à son propre mouvement comme la danse, trahit aussi fortement les immobilismes sans ravissement que les agitations locales, incapables de vrai transport.


IV. SAVEUR


Une telle persistance se marque par le goût prolongé de la présence ; non plus cette saveur d'une manne de l'instant, malgré son infinie variété, car cette manne ne peut être conservée pour le lendemain. C'est le froment et le raisin rendus persistants par le feu et la souffrance, le pressoir amoureux - celui qui ne peut plus souffrir la corruption propre à la chair et au sang, au vouloir humain. Lorsque l'on crève de faim, la substance la plus fade à se mettre sous la dent prend une saveur inouïe qui fait pâlir tous les goûts et autres exhausteurs de goûts. L'oraison savoureuse, c'est vraiment mon expérience constante de la présence, et même de l'être excédant sa présence à un sujet. Ce n'est pas une expérience aveugle, car la prière éclaire, discerne les bénédictions et les offenses, crible tout mais pardonne tout ! Jusque dans l'impossibilité de pardonner reconnue au cœur de l'oraison.

La demande du pardon intégral s'appuie sur un don préalable. C'est parce qu'il y a don initial de l'être jusqu'à la possibilité d'ignorer la main qui a donné - possibilité réelle d'indifférence - que le pardon est possible. Le pardon est la prolongation d'un don préalable, même s'il ne peut se continuer ou s'accroître que dans la mesure où se passe l'événement de la réduction. Entendons : la reconduction de tout ce qui arrive, et spécialement de ce qui nous fait grandir dans l'efficace de l'être, de la vie, de l'action et du savoir, à l'efficience première.

Le refus de pardonner s'engage dès l'épreuve de la famine. Celui qui refuse de pardonner, c'est parce qu'il ne goûte pas le don initial ou le pardon. Le sentiment ou la conviction de l'impardonnable, c'est d'abord l'épreuve d'une absence de pardon dont on s'éprouve l'objet à tort ou à raison. Si je m'éprouve par avance trop coupable, impardonné quant à un événement récent ou généalogique - la mise à mort d'un juste par exemple -, il me manquera toujours les forces nécessaires pour surmonter le mal inqualifiable, ce qui déborde l'équilibre moral ou son paradoxe, la tension de la responsabilité entre le devoir-être, son effort, et le dépassement de l'être dans le témoignage.

Le refus de pardonner à la place de la victime servira même d'écran moral pour entraver la force du pardon qui excède les capacités de ma volonté comme l'initiative ou les forces propres de la victime. Estropiée souvent jusque dans sa puissance de donner au bourreau ! Non qu'il faille pallier cette invalidation, mais il s'agit bien d'aiguiser chez l'autre l'appétit émoussé du don en lui faisant goûter le tranchant de la parole de Dieu et la douceur de son carquois. Le goût de la manne durable rend possible ce don prolongé qu'est le pardon, lui qui plonge dans la vie la plus morte pour lui redonner souffle ou espérance, bouleversant ainsi la fatalité du temps et toutes les errances.

L'oraison puise son énergie dans le goût d'un don prévenant et dans le ressassement d'un tel don, sa reprise inlassable. Elle ne retient sans doute que l'essentiel, étant entendu que le superficiel est inférieur, mais que l'essentiel accompagné du superficiel ou de l'accidentel, se présente à mes yeux bien supérieur au seul essentiel.

L'oraison savoureuse est une connaissance qui excède toute connaissance ; c'est une connaissance qui n'enfle pas, une connaissance sans tumeur, dépourvue d'arrogance. C'est une écoute de ses lèvres intérieures, un attachement, une ressaisie du palais spirituel, une obéissance de la sensibilité radicale, un plaisir d'écouter ce qui se donne à goûter. Prends le temps de te délecter ainsi !

Savourer et voir comme Dieu est bon, c'est expérimenter intimement les hauts faits de Dieu dans la création, ses signes de vie et de dénuement, l'histoire où les justes gardent une place transfiguratrice, le peuple qu'il s'est choisi et, en lui, l'homme qu'il a préféré entre tous les hommes, le Parfum de Dieu : lui qui n'a pourtant point revendiqué la douceur à laquelle il avait droit, mais qui nous a aimé jusqu'à l'amertume de la mort abjecte et de la décomposition. C'est en étant uni à un tel homme, imprégné de tout le plaisir de Dieu, que l'on expérimente la jouissance irrévocable de la jalousie souveraine, salutaire, élective, amoureuse et spirituelle de la puissance de Dieu. Jubilation de l'inauguration du nouveau monde.


V. ATTENTION


Réveille ton attention ! Etre attentif renvoie à l'épreuve du don qui appuie le pardon durable et c'est un tel événement prolongé, affiné par la souffrance, qui éveille notre vigilance intérieure, nos sens et notre intelligence. L'expérience du pardon éveille en nous la joie, à commencer par celle du corps, des muscles et des tendons, du ventre et de tous les viscères.

Un tel éveil, c'est aussi la saveur confirmée qui provoque l'ouverture de soi vers ce qui se présente à connaître. Le don fait naître en simultanéité avec le connaissable avant qu'il soit construit comme objet. C'est enfin ce qui suscite le rayonnement de notre efficience et de son accomplissement anticipé.

Méfie-toi de la mégarde ! L'attention à cette apparition persistante, c'est la prière de l'esprit, celle de son acuité la plus stimulante. Elle ne tranche si bien sur les contraintes de la nature et du sensible, que par son génie à puiser dans l'efficience de l'être susceptible d'innerver les étoiles, les éléments, les pierres, des arbres ou des animaux, et de se manifester comme homme ou comme Dieu. Elle rejoint d'abord le souffle qui couve les eaux premières et réchauffe le corps individuel. L'attention à laquelle éveille la prière, reconduit l'être à son épure, à l'énigme de sa manifestation et de son jaillissement, à l'éclair décisif ou à l'orage fulgurant qui surplombe la terre, après une lente accumulation de forces obscures à partir de l'abîme, du néant qui en assure l'autonomie ou la spontanéité - rompant avec la chaîne, le servage des généalogies mythiques.

Le regard illuminé par l'onction taille dans les événements des signes, discerne les grands exploits salutaires. Il se laisse enseigner par les manifestations de la splendeur majestueuse et énergique du tout-autre qui se fait proche, tant aimé dans la flamme, le feu dévorant, la promesse de relèvement et de rassemblement, par la manne, par la loi qui certifie la liberté, dans la terre de plaisirs, de douceurs ou de métaux précieux qui vérifie la loi, et par le temple dressé au sein de cette terre, ce lieu étrange qui reste un terrible foyer de vigilance.

Temple susceptible de prendre la forme d'un corps, et même d'un corps miséricordieux, inspiré, tout défiguré par la haine et l'expiration. Et qui se redresse après la destruction, et se reconnaît à l'ouverture en son flanc vulnérable offrant sang et eau, mais encore au signe du partage, dans l'humilité des apparitions de la vraie vie. Sois attentif aux jaillissements en toi d'un flux spontané de forces où puiser le printemps têtu et la guérison intarissable.

Apparitions aussi pauvres et réconciliatrices que les manifestations temporelles, aussi humbles et quotidiennes que celles de la fraction du pain quotidien et de la pression du raisin. Apparitions discrètes jusqu'à la disparition transitoire, aussi obéissantes à l'unique volonté divine que la vie publique, car rien en elle ne se fait qui ne viendrait que d'elles seules. C'est la rencontre et la jouissance de telles apparitions et d'un tel partage qui suscitent l'attention et la vigilance : celle qui reconnaît le don par la mise en œuvre du pardon des offenses.

Vigilance qui provoque l'exode radical, celui d'une assimilation qui me déporte en l'intériorité et dans une joie à fleur de peau, d'une vivacité, d'une rapidité magnifique, fulgurance inouïe. Le pain de chaque jour et son partage, le pardon qui en provient, le déliement des esprits détenus par leur passé ou la fatalité que cela provoque, l'ouverture de la connaissance plus claire ou plus intelligente que cela favorise, voilà autant d'apparitions effacées mais durables dans le secret, d'apparitions rémanentes de la vraie vie. Voilà une lumière, un jour irrévocable effaçant la certitude de l'impardonnable, la clarté des concepts comme la flamme des chandelles et les larmes d'amertume.

Sois Un ! C'est le cœur de l'oraison : la réjouissance ou le chant de l'Unicité. Une fois emporté par l'ardeur séparatrice de l'extase, l'enlèvement devient fixation de l'essentiel fervent. La brûlure du rapt, sa jouissance jusqu'à la douleur, s'éprouve alors comme une terre sainte, un lieu musical, un temple vulnérable - mais dont la puissance de susceptibilité dénonce la grossièreté de tous les abus de pouvoir. C'est la fruition, cœur de la promesse. Jouissance de l'union aux signes de vie, de délivrance, de rassasiement, comme à la parole de vérité ; joie de la connaissance des plaies de l'amour et de la révélation, de l'humble apparition, de la manifestation familière.

Sois Un ! Manifestation non plus seulement au sein de soi, mais comme le seul c'est-Moi ! Apparition non plus transitoire, à soi comme extérieur, seul événement du sujet, mais celle d'une constante et fidèle, intarissable attention.


VI. QUIÉTUDE


Ce dont on jouit dans l'oraison, n'est plus corruptible comme la manne, ce que l'on ramasse au jour le jour dans une fuite, un exode de sortie. L'extase nouvelle, c'est l'enlèvement de sortie, mais aussi l'extase de rentrée dans une terre promise, dans la douceur et la ressource.

Cette fois, en cette phase de la prière, le goût prononcé et prolongé, me procure un repos, une quiétude incomparable, à tel point que la foi et l'espérance ne sont plus essentielles, car il n'y a plus place pour le doute ou l'avenir. Même la charité comme activité externe, comme activité qui n'est pas rapportée à l'essentiel, qui n'y est pas ressourcée, transfigurée, unifiée par l'écoute et le goût de l'unique, n'est qu'une agitation, et non l'unique nécessaire. Crise de la charité réduite à la causalité et à l'effectivité comme simple produit. J'anticipe ainsi, au cœur de l'efficace de l'être, fervent et net de cendres, l'identification infinie. Ferveur qui ruine la fébrilité d'une tension vers la vision divine qui nous priverait de notre efficace - car sans cesse reportée comme un horizon ou prétendument impossible a priori -, sans orgueil d'une présence substantialiste. L'efficace au sein de l'être n'est pas ma propriété arrogante ; elle n'est éprouvée que dans l'humble et pauvre reconduction sans cesse reprise au brasier de l'être intangible, inaccessible à l'incinération.

Si les tenants de l'activisme prétendent s'attaquer à ce roc de la quiétude intime ou essentielle, c'est la paix elle-même de la vraie vie qui prend notre défense, sans que nous ayons besoin d'ouvrir la bouche ni le gouffre de l'angoisse ou des ressentiments. Et si l'on frappe ce côté ferme de la paix qui nous habite, il en jaillit une pacification pour tout l'entourage inquiet, un amour des ennemis qui outrepasse la sympathie impossible ! Une fois que je jouis de l'unique nécessaire, je n'ai plus besoin d'aucun autre plaisir, d'aucune autre inquiétude d'être, d'avoir, de puissance ou de savoir. Ce repos me délivre du travail contraint et par là, m'ouvre immédiatement à la spontanéité de l'être qui prépare l'initiative de ma liberté engagée.

Un tel repos nous fait ressouvenir du jaillissement gratuit de l'être, et nous fait y consentir avant que nous ayons pu le choisir explicitement. Cette quiétude priante nous découvre tout à la fois l'être créé et celui qui le dépasse : je ne me repose pas simplement de la fatigue d'un travail, mais bien parce que je suis plus que ce travail et cette fatigue, parce que je suis avant tout travail ou toute fatigue, et que la jouissance que j'en retire lui ôte son prestige, sa souveraineté.

L'oraison de quiétude nous identifie ainsi étroitement à la paix divine, excédant sa puissance créatrice elle-même. Elle nous introduit dans le secret de la proximité filiale. Délivré de la servitude du travail, chacun expérimente qu'il est fils unique et qu'il n'a de repos que dans une écoute immédiate ou filiale de la volonté divine jusqu'à devoir reposer dans la mort. Mais l'oraison de quiétude est d'abord une identification joyeuse à la vie divine donnante jusqu'au bout.

Cette quiétude est appelée oraison de délice, car l'on trouve en Dieu ses délices. Et si l'on y trouve aussi notre tentation ou sa mise à l'épreuve, ma vérification, parfois redoutable, j'y découvre immédiatement la joie anticipée de tout surmonter, dès la détente d'un muscle libéré du travail forcé. La quiétude est la respiration excédant tous les essoufflements et tous les conflits spirituels, devenus de simples procédures de la réjouissance intime et à fleur de peau !

Ce n'est pas simplement que nous soyons tendus par le désir extatique ou l'attention contemplative, mais parce que la sagesse elle-même a manifesté son désir brûlant, son grand désir de faire son séjour en nous, de prendre son repos en moi, dans mon sommeil et même dans ma mort, dans mon expiration. Car la mort n'est ici qu'un passage, une dormition.

Lorsque je prie, je surmonte dès à présent la mort, car je désire la volonté qui n'est pas de chair et de sang, celle qui n'est pas sujette à la corruption, celle qui m'interpelle, me livre le nom que j'y invoque. Seule l'écorce de chair et de sang, des agitations des passions et du vouloir humains sont sujets à la corruption et au travail de deuil, alors que l'œuvre de vie, la justice et la paix demeurent impérissables. Dans l'oraison de quiétude, j'anticipe la paix ultime et sa musicalité, la célébration qui la traverse. Au cœur de l'abattement, de la lassitude, de la vie insomniaque, des douleurs de l'injustice, nous vient le repos, si nous cherchons en Dieu la quiétude vivante et vraie : lui-même - lui-même comme volte-face, passage de la vision dorsale à la présentation de soi en première personne : Je le suis.


VII. SPLENDEUR


Joie, cris de joie, même de mes nerfs, de la moelle, du sec des os, du tranchant de l'esprit. Orgie des guerriers qui fêtent la victoire sur les forces noires de l'ennemi, et des créateurs qui célèbrent la suite des séparations salutaires de la genèse écartant la nuit du tohu-bohu. Si je prie en vérité et en paix, je crie victoire. Effervescence qui excède la joie de quiétude, l'enrôle dans l'audace, la certitude que rien ne peut plus ébranler la gloire et la déchéance du mal. La profondeur rejoint la surface car y flotte en même temps le cadavre des despotes. L'abîme de joie épouse la surface rugueuse de la croix, de sa ré-duction à l'esprit, du souffle reconduit irrévocablement à son efficience première.

Joie qui devient celui à qui je m'adresse. L'être qui se manifeste à moi se livre en sa nature dispensée, m'est une apparition durable et familière, une manifestation de grande humilité et d'insurpassable gloire. Il se passe alors un événement étonnant : je ne puis plus distinguer en mon être minime, transfiguré par la fulgurance qui s'y manifeste, ce qui relève de la nature et ce qui est de la grâce, cette intimité filiale avec la gloire divine, cette intimité unique, cette fusion extrême, cette confusion - ce qui est encore trop peu dire et non parler par hyperbole -, bref, cette identité de fils unique, d'expression éternelle de la divinité, irréductible au vouloir de chair et de sang. Comme image de Dieu, je garde de l'incréé au sein du créé, mais aussi la puissance de céder au drame de l'obscurcissement de l'image, de la méfiance mortelle face à ce qui se dérobe à la mort.

C'est seulement lorsque nous sommes aveuglés sur notre être légataire universel de l'éternité, ou lorsque nous l'oublions, que nous sommes tentés de précipiter la distinction entre fils éternel et fils contingent, entre fils naturel et fils adoptif, comme entre la nature et la grâce à l'œuvre dans l'identification, pour la différencier légitimement de la confusion ou de l'union totalitaires. Mais cette crainte de la confusion est immédiatement dépassée dans le recueillement ; l'angoisse et la tyrannie de la totalité du sacré, de sa gravité intolérable, n'émergent qu'une fois l'union gagnée par une résurgence du frémissement ambigu d'un initial néant, de la propriété dissociative ou de la connaissance segmentariste.

Dans la prière, je suis identifié à la puissance spirituelle et filiale qui me fait goûter l'inengendré et ce qu'il s'attribue personnellement ou jalousement - différent donc d'un attribut ou d'un nom comme un autre : l'être ! Cela qui reste innommé dans l'existible qui concerne le fini comme l'infini, mais se manifeste comme un sens réel susceptible de l'un et l'autre, mais qui rend aussi réellement possible le passage de l'un à l'autre comme la pensée véridique de l'un et de l'autre.

Oui, car c'est déjà l'infini qui parle dans ma langue finie lorsqu'elle s'adresse à lui, et ma langue finie est alors la parole infinie qui m'écoute, me reçoit intimement dans sa gloire surabondante et son pardon subséquent. Force éclatante et souveraine dont l'écoute est si puissante qu'elle s'éprouve déjà délivrée de tout mal, qu'elle étreint la puissance divine dans sa source inengendrée, et lui en impose !

Cet émerveillement devant une écoute poussée à ce point, lui impose de tenir parole, lui enjoint par un hymne ravissant, une pression, un chantage amoureux, de réaliser jusqu'au bout sa promesse - où il n'y a plus ni avant ni après, anticipation ou attente : le perfectionnement de l'être fini et de ce qui demeure incréé en lui. De sorte que l'oraison, tout en m'identifiant à ce point extrême à la puissance filiale, car elle connaît, veut et sent infiniment cette volonté de Dieu de se représenter sa création resplendissante, à son image unique - en se livrant pour elle, en exposant son nom au déshonneur, à la perte de la renommée trop humaine -, un telle oraison, dis-je, me livre jusqu'à la gloire paternelle, jusqu'à la puissance inengendrée, et me déporte ainsi au centre des relations divines d'où jaillit l'unité absolue.

Une telle prière s'imprègne de la bonne odeur du fils préféré et livré à ce qui était perdu afin de le recueillir pleinement ; parfum du fils unique insinué dans la création jusque dans le sang corruptible, tous les vaisseaux naufragés, jusque dans l'événement unique de la mort individuelle.

Cette expression la plus audacieuse de la puissance éternelle qui ruine les prétentions arrogantes de la gloire finie, s'élève ainsi pour pénétrer à l'artère battante de la vie divine, pour s'identifier pulsivement à elle comme à soi-même transfiguré.

L'intimité est si forte que le nard de l'orant attire aussitôt en son sein la puissance accomplissante, allègre et lumineuse de la vie divine, gratifiée du cortège de toutes ses manifestations éminentes dans les merveilles de la création, les hauts faits salutaires, la figure des prophètes inspirés et des envoyés, les témoins sanglants de la lumière, la vie critique de la conversion, sans négliger les fructifications mystérieuses des saintes et saints innombrables, reconnus ou incognito.

En la fête du Bx Gilles d'Assise,

Bernard Forthomme, ofm
avril 1999.


Bernard Forthomme

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