Peut-on apprendre à aimer ?

Extraits d’une conversation entre Catherine Bensaid, Jean-Yves Leloup et Patrice van Eersel

L’idée m’est venue un jour de demander à la psychanalyste Catherine Bensaid et au théologien et philosophe Jean-Yves Leloup, chacun “expert ès-Amour” à sa façon, s’ils ne seraient pas d’accord pour répondre à mes questions, dans un livre qui s’appellerait "Apprenez-moi à aimer". À mon grand bonheur, ils acceptèrent. Et un matin de printemps 2003, le chantier s’ouvrit, dans une petite maison de Haute Provence. Seize heures d’entretiens sur l’amour ! Mais ce n’était qu’un échauffement. Catherine et Jean-Yves se sont peu à peu saisis du sujet et en ont fait un vrai travail d’écriture à deux. Le résultat dépasse mes plus belles espérances. Paru à l’automne 2005, "Qui aime quand je t’aime ?" est un grand livre, qui restera. Mais que sont devenues nos seize heures d’entretien ? Transcrites sur du papier, cela fait des centaines et même des milliers de pages ! En voici quelques fragments...

Porneïa ne s’apprend pas

Patrice van Eersel : Dans ma tête d’individu moyen, il y a l’idée que l’amour ne s’apprend pas, que ça obéit à des lois hélas indépendantes de l’individu..

Jean-Yves Leloup : La question est : qui aime quand je dis que je t’aime ? Est-ce l’enfant qui aime en moi et qui aime l’enfant en toi ? Quelquefois, ça va mal entre le bébé à l’intérieur de l’un et l’adulte à l’intérieur de l’autre. Ou l’adolescent d’un côté, et le vieux sage de l’autre. En nous, il y a peut-être aussi un Dieu qui aime ! En nous, on retrouve toutes les formes d’amour, de la porneia (amour appétit) à l’agapè (amour gratuit inconditionnel), en passant par la pathè (amour passion) ou les différentes sortes de philia (amitié). De toute façon, ça commence par porneia, l’amour du bébé pour sa mère. L’amour qui consomme l’autre. Et il faut voir tout ce qui reste du bébé en nous, en toute légitimité, et quelle progression part de là, quelle montée, quelle échelle.

P.v.E : : Et comment apprendre à grimper dans cette échelle !

J. Y. L. : : Au niveau de la porneia, ça ne s’apprend pas. On n’apprend pas à avoir faim ou soif. C’est l’amour animal, l’amour d’instinct : « J’ai faim ! », « J’ai besoin de quelqu’un ! », et il ne s’agit même pas de quelqu’un, mais d’un objet, disons un objet maternant, pour combler ce manque.

Catherine Bensaid : L’amour qui ne s’apprend pas, c’est l’amour douloureux, arrimé au manque. On dit : « Je n’ai pas de chance en amour ! » L’intérêt du travail sur soi, c’est de comprendre à quel point on peut agir sur sa vie. Et apprendre ! Très souvent, mes patients me disent : « J’ai appris votre leçon. » Ça vient plus souvent des hommes que des femmes : « Donnez-moi quelque chose à travailler. » Ils prennent des notes ! Il y a bien là une notion d’apprentissage.

J. Y. L. : : L’amour malheureux ne s’apprend pas, l’amour heureux s’apprend. Ce qu’on peut apprendre, c’est à devenir lucide par rapport à ses besoins, à ses pulsions, à ses passions. Même Dieu, tu peux l’aimer comme un bébé, “pornographiquement”, comme un grand bouche-trou qui vient combler ton manque. Il y a des religions infantiles, magiques, où l’on est possédé... Notre échelle concerne l’amour de l’autre, l’homme ou la femme, mais aussi l’amour de Dieu...

C. B. : : Plus on monte dans l’échelle, plus il y a de liberté et moins il y a de souffrance. Être adulte, c’est moins souffrir, c’est être plus libre, plus responsable, plus en conscience... Et puis, c’est passer d’un amour où l’on se nourrit de l’autre à un amour où l’on partage une nourriture. Passer de l’amour qui souffre à l’amour qui s’offre. Et cela mène jusqu’à Dieu, puisque ce qui aime en nous, c’est notre partie divine

Nous n’avons pas la pureté des cochons

P.v.E : : La source de l’amour et la source du désir sont-elles la même chose ?

J. Y. L. : : L’appétit, c’est le commencement de l’amour. Le désir de l’autre, c’est d’abord le désir de survivre. C’est pourquoi il est important d’être d’abord un bon petit cochon. La porneia, c’est du bel amour ; de l’amour divin... au niveau du bébé. Sans ce minimum, il meurt. Et nous mourons aussi adultes, car ce petit cochon et ses pulsions de vie subsistent en nous jusqu’à notre mort. Il joue, gambade, spontané, joueur, naturiste... Il s’évanouit quand nous sommes en dépression, que nous n’avons plus envie de vivre, de mordre, de téter la vie.

P.v.E : : Quel rapport entre porneia et pornographie ?

C. B. : : Dans les films pornos, la femme est uniquement un corps (l’homme aussi d’ailleurs), et même pas un corps : des morceaux de corps ! Ce n’est pas une femme, avec son histoire, sa singularité, son altérité.

J. Y. L. : : Tout comme le bébé ne voit pas le corps de sa mère en entier, mais uniquement ce qu’il en mange, un homme ou une femme dans une relation porno ne voit pas l’autre, mais des morceaux de lui, des fesses, des sexes - d’ailleurs quelquefois les visages sont masqués. Ce qu’il faut retenir, c’est que le joli petit cochon en nous peut subsister, mais qu’il ne doit pas prendre toute la place à mesure que l’on grandit, sinon, on devient un gros porc. Or nous ne sommes pas des cochons. Nous n’avons pas la pureté des cochons, la pureté des bêtes. Chez nous, ça devient donc quelque chose de pervers.

Le baiser d’amour accorde les souffles

C. B. : : Quelle différence entre film porno et film érotique ?

J. Y. L. : : Tout ce nous faisons érotiquement nous élève. Porneia est lourdement rivée à la matière. Eros commence à nous faire grimper dans l’échelle des états amoureux, alors que la pornographie nous cloue au sol. Plus on vieillit en restant en bas, plus on s’enlise dans la pesanteur... Il faudra parler de la façon dont Eros aime, parce que le livre parle de ça, de la façon dont l’amour nous élève.

C. B. : : On dit bien : « L’amour donne des ailes. » Ce sont celles d’Eros ! Quant à ton joli petit cochon qui, chez certaines personnes, est devenu un gros porc qui occupe la place, empêchant toute élévation vers des formes d’amour plus inspirées, il me fait surtout penser que ces personnes sont dans la souffrance. L’incapacité d’aimer autrement que par la possession et la consommation, donne une humanité souffrante, prisonnière de son inaccomplissement.

J. Y. L. : : La pornographie ne revient-elle pas à tout demander au sexe ? Or le sexe ne peut pas TOUT nous donner. Il peut nous donner du plaisir, mais pas la béatitude. On nous dit un peu trop, à notre époque : « Faites l’amour, ça résoudra tous vos problèmes. »

C. B. : : Comme les journaux féminins, pour qui il faut avoir tant d’orgasmes par semaine pour être en forme.

J. Y. L. : : C’est exactement L’art d’aimer d’Ovide, qui vise à enseigner comment ne pas tomber amoureux des proies que l’on a saisies, comment ne pas attraper cette maladie appelée amour !

P.v.E : : Mais ça s’appelle toujours aimer ?

J. Y. L. : : Ovide parle de l’art d’aimer, mais c’est plutôt l’art de se faire aimer.

C. B. : : Cet art ne contient pas un gramme d’amour, c’est l’art de séduire et de tirer du plaisir de l’autre, de le vampiriser. Traditionnellement, c’était un comportement plutôt masculin. Mais nous voyons arriver de nouvelles générations où des femmes font pareil. Je vois, chez mes patientes, combien cela peut être un leurre et combien elles se racontent des histoires.

P.v.E : : L’émancipation féminine se cherche parfois en régressant. Mais la prostitution masculine pour les femmes, ça ne marche pas... Tiens, à ce propos, pourquoi les prostituées donnent-elles généralement tout leur corps, sauf leur bouche : elles n’embrassent pas.

J. Y. L. : : C’est une dimension intéressante. Le baiser introduit l’amour dans la sexualité. La génitalité pure peut se pratiquer sans amour, pas le baiser. Si je fais l’amour en embrassant, je rencontre un autre souffle, il y a rencontre des souffles. Ce n’est pas encore dans la rencontre des âmes, mais déjà on entre dans un art d’aimer. C’est une grande et difficile histoire, d’accorder les souffles.

Pourquoi tenons-nous tant à souffrir ?

J. Y. L. : : Beaucoup de nos contemporains disent que la passion, c’est l’Amour avec un grand A. Alors que cette forme d’amour nous attache, nous rend dépendants. C’est un enfer, la passion ! Un enfer dont on fait l’éloge à longueur de romans, de films, de série TV, mais aussi d’essais très sérieux.

C. B. : : Je la vois comme une prison.

J. Y. L. : : C’est terrible de dire : « Si tu savais comme je t’aime, si tu savais comme je souffre ! » Là, on est dans la pathè.

C. B. : : Pourquoi tient-on tant à sa souffrance ? Parce qu’on la connaît, elle nous est familière, on s’y sent « chez soi ». Et puis elle est une preuve irréfutable qu’on aime. Combien de fois des patients m’ont dit : « Je dois tenir à elle, puisque ça me fait tellement mal. »

J. Y. L. : : Mais, par rapport à l’amour-appétit du bébé, on a quand même bien grimpé d’un échelon dans l’échelle. Ça n’est plus : « Qu’est ce que j’ai faim d’elle ! », mais : « Qu’est ce que je suis mal sans elle ! » C’est la passion.

C. B. : : Si elle s’installe, ça vire à la toxicomanie. On est accro.

J. Y. L. : : Finalement, la question est de savoir comment garder l’intensité de la flamme sans qu’elle me consume.

Prier, ce serait faire l’amour ?

J. Y. L. : : Pour l’Occident, l’amour concerne avant tout la relation. Alors que dans un contexte bouddhiste, parler d’amour, c’est évoquer une qualité de conscience, une qualité d’être, qu’il s’agit de trouver en soi.

P.v.E : : Je peux vivre seul dans un désert, en état d’amour ? JY : Oui, en état de compassion à l’égard des arbres, de la nature, de toute la création. Ça m’avait frappé lors de la visite du Dalaï Lama dans mon université, à New York. Qu’il regarde un homme, une machine ou rien du tout, il avait le même regard débordant d’amour. Un amour plein de bonté et de compassion, mais impersonnel, qui correspond à un certain présupposé anthropologique de l’art d’aimer. Alors que le présupposé de la Bible est que je ne deviens moi qu’à travers ma relation à l’autre. Tant que je n’ai pas rencontré l’autre, je ne me trouve pas. Dans la Genèse, la place du sexe, c’est la place de l’autre en moi. Je ne peux pas être entier tout seul.

C. B. : : Quel rapport entre le couple Adam et Ève et nous ? Dans le couple biblique, il y a une unité. Dans le couple moderne occidental, j’existe parce que j’ai une bague au doigt, mais il n’y a pas de complémentarité structurelle.

J. Y. L. : : Tu m’entraînes vers un de mes thèmes favoris ! Il s’agit de passer du mariage à l’alliance. Dans le couple dont parle la Bible, à travers l’alliance de l’homme et de la femme, Dieu est présent. C’est pourquoi, dans l’Évangile de Philippe, le seul lieu où l’on prie, à Jérusalem, c’est la chambre nuptiale, là où un homme et une femme se rencontrent. Si le monde va mal, c’est que les hommes et les femmes ne se rencontrent plus à ce niveau. Faire l’amour n’est plus la plus belle des prières. Il n’y a plus d’alliance. Si on arrivait à faire cette alliance entre hommes et femmes, le monde retrouverait la paix.

C. B. : : Le danger, dans le mariage moderne, c’est que l’autre y devient une finalité, alors qu’il n’est qu’un moyen. Du coup, on a l’illusion qu’une fois mariés, tous les problèmes disparaîtront. Il faudrait se rappeler la phrase de Saint-Ex : « S’aimer, ce n’est pas se regarder dans les yeux, c’est regarder dans la même direction. »

J. Y. L. : : On ne se marie pas parce qu’on aime quelqu’un, on se marie pour apprendre à l’aimer. C’est un commencement, pas une fin.

C. B. : : Il y a un mot oublié, qui exprime tout ça, c’est l’oubli de soi.

J. Y. L. : : Mais nous oublions surtout le troisième terme : dans une relation, il y a toi, il y a moi, et puis il y a notre relation ! Si nous nous référons à l’Évangile, c’est ce troisième qui intervient au moment où le vin va manquer, où la joie va manquer. L’important dans l’alliance, c’est de prier ensemble.

P.v.E : : Faire l’amour, ce serait prier ? Prier, ce serait faire l’amour ?

La tendresse ouvre un espace de liberté

P.v.E : : L’amitié (philia) et la tendresse (storgè) marquent donc, dans l’échelle proposée par Jean-Yves, le passage où l’autre passe définitivement du statut d’objet à celui de sujet ?

J. Y. L. : : Un autre mot pour tendresse serait “respect”.

C. B. : : Si on est tendre avec soi même, on peut être tendre avec l’autre et on accepte que l’autre le soit avec nous.

J. Y. L. : : Les anciens talmudistes appelaient la caresse “absence de griffes”. Pas seulement vis-à-vis d’un corps. Si je regarde un paysage avec tendresse, il va se révéler, se donner à moi.

P.v.E : : Puis-je aimer le divin avec tendresse ?

J. Y. L. : : À un niveau porno, l’amour de Dieu, c’est la magie : vouloir saisir Dieu, le posséder, en faire un instrument de pouvoir. Au niveau de l’éros, quand on lit certains textes de Thérèse d’Avila, elle parle du Christ comme de son amant. Mais accéder à la tendresse dans la relation avec Dieu, je dirais que c’est renoncer à le posséder. La tendresse, c’est justement le moment où notre main s’ouvre à la transcendance, s’ouvre à l’autre, s’ouvre à ce qui nous dépasse. C’est ce moment d’ouverture à l’autre du corps, du regard, de l’intelligence, du toucher.

C. B. : : Peut-être que si je suis ouverte à l’autre et qu’il ne me fait plus peur, j’ose du coup m’ouvrir à l’inconnu en moi-même.

J. Y. L. : : Quand tu caresses quelqu’un avec tendresse, il n’y a pas simplement son corps et ta main, il y a l’espace entre ta main et ce corps. C’est cet espace qui permet la tendresse entre deux personnes. On n’est pas scotché, possédé, mélangé : il y a de l’espace.

C. B. : : Paradoxalement, c’est cet espace qui permet de s’approcher au plus près de l’autre.

P.v.E : : C’est ce qu’Alain Delourme appelle la distance intime et que Jean-Pierre Klein appelle le “souvenir de toi dans le creux de ma main” : le geste tendre laisse un souvenir qui traverse le temps.

J. Y. L. : : Les empreintes les plus fortes viennent des gestes les plus légers.

C. B. : : La tendresse offre cette qualité qui est de l’ordre de l’éternité.

Le don est antérieur à tout

P.v.E : : On a du mal à comprendre, en général, que l’amour se cultive comme un jardin. Au début, le foisonnement sauvage nous suffit....

C. B. : : Mais plus il y a de fleurs qui poussent, plus cela demande d’attention.

J. Y. L. : : Je ne demande pas à un gland d’être un chêne tout de suite. Je l’arrose. Je ne demande pas à quelqu’un d’être la perfection. Je sais que dans la graine, il y a un arbre replié. Quand je rencontre un moi, je ne lui demande pas d’être le soi, je l’arrose.

P.v.E : : Jardiner l’amour, ce serait faire l’effort de reconnaître quelles essences sont en germe dans l’autre, pour ne pas exiger d’un oranger qu’il devienne un tilleul ?

C. B. : : En tant que thérapeute, je veux souvent soigner l’autre en lui disant : « Tu n’est encore qu’une graine, mais tu peux devenir un arbre magnifique ! » Mais comment faire s’il refuse de se voir lui-même ?

J. Y. L. : : Pour certaines personnes, le simple fait d’être regardées avec amour les éveille à la “conscience du soi” : ne plus seulement se voir comme une graine, mais comme le chêne qui va fleurir. Ne plus se voir pas comme un gros bébé, mais comme un soi libre. Je crois que l’amour du thérapeute, de quelqu’un qui accompagne sur le chemin, c’est d’éveiller cela. Dans le regard d’un saint, tout le monde est beau, pas au sens illusoire. Et ça éveille le soi en moi. En général, quand on se regarde les uns les autres, on se jauge et on se juge. Mais nous voilà soudain devant un regard qui nous voit dans notre beauté, notre pureté. « Je ne m’étais jamais vu comme ça, avant de rencontrer ces yeux-là ! » Là, nous entrons dans une forme d’amour. L’agapè, l’amour inconditionnel. C’est le soi qui aime le soi et qui éveille le soi dans le moi ! Mais il ne faut pas demander à un gland d’être un chêne. Même dans un petit amour bestial ou érotique, il y a l’agapè, le grand amour éveillé, mais à l’état de graine.

P.v.E : : Qu’est-ce qu’un être éveillé ?

C. B. : : Pour moi, il s’engage dans une relation claire.

J. Y. L. : : Pour moi, il est libre à l’égard de toute dépendance.

C. B. : : La rose est-elle consciente de son parfum ? Si un jour quelqu’un lui a dit qu’elle sentait bon, elle ne semble pourtant pas s’inquiéter de son parfum...

J. Y. L. : : Non, elle ne se préoccupe pas d’être reçue ou pas. Mais je crois qu’il y a de la conscience en elle, oui. C’est important de connaître quel est notre service. Apprendre à aimer, c’est aussi apprendre ce que l’amour veut de moi. La rose donne son parfum, le prunier donne ses prunes, le pommier donne ses pommes. Et moi ? L’amour, c’est aider l’autre à trouver son don singulier.

C. B. : : C’est une chose dont Jean-Yves m’a convaincue : le don est antérieur à tout.

source: nouvelles clés